Vous est-il déjà arrivé de regarder un nouveau modèle et de le trouver carrément laid? En fait, avez-vous remarqué que la laideur semble être omniprésente dans le design automobile moderne? Ça n’a rien d’une coïncidence, il y a une explication très logique derrière ce constat.
J’ai eu le privilège de m’entretenir avec Frank Stephenson, l’un des stylistes automobiles les plus influents de notre époque. Aujourd’hui retraité du milieu, mais toujours très actif dans d’autres domaines, il nous a donné quelques explications sur les design d’aujourd’hui et les raisons pour lesquelles certains modèles sont si atroces en matière de style.

Avant d’aller plus loin, il faut au moins prendre le temps de souligner le parcours coloré de M. Stephenson.
Au fil de sa carrière dans l’industrie de l’automobile, il a chapeauté le design de la Ford Escort Cosworth, du tout premier BMW X5, de la toute première MINI Cooper réincarnée sous l’administration BMW, en 2002, de la Ferrari F430, de la Maserati MC12, soit celle qui a été construite et commercialisée avec la Ferrari Enzo, de la Ferrari FXX, de la Maserati GranSport, de la Maserati Quattroporte, de la Ferrari 612 Scaglietti, de la Fiat 500 réincarnée en 2007 ainsi que des McLaren P1 et MP4-12C.
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Frank Stephenson a terminé sa carrière dans l’automobile chez McLaren Automotive, en 2017. Depuis son départ de l’industrie, il dirige sa propre firme de consultation nommée Frank Stephenson Design. Ses plus récents projets de design touchent surtout le domaine de l’aviation où il a dessiné certains modèles du type ADAV (VTOL). M. Stephenson a publié plusieurs vidéos sur sa chaîne YouTube où il explique comment il a dessiné certains modèles. Il critique également positivement ou négativement les nouveaux véhicules de l’industrie.

Opinions sur le design automobile
Après que M. Stephenson m’ait parlé brièvement de son parcours et des projets sur lesquels il travaille, ensemble, nous avons entretenu une conversation fort enrichissante au sujet des récents design automobiles. Vous comprendrez qu’à titre de styliste, Frank Stephenson continue d’avoir des opinions très pointues quant au design des véhicules. Interrogé sur les raisons pour lesquelles on voit autant de voitures laides actuellement sur le marché, sa réponse a été plutôt intéressante.
« Évidemment, la mode change constamment, mais la mode actuelle dans le design automobile, malheureusement, c’est l’approche du laid comme étant le nouveau beau (ugly is the new beautiful). On ne tombe pas en amour immédiatement avec les nouvelles voitures comme on le faisait auparavant. Ce n’est pas comme le design des années 1960, par exemple, où c’était l’amour instantané quand on regardait une voiture bien dessinée. À cette époque, presque toutes les voitures étaient l’expression d’une œuvre d’art quelconque. »
Il ajoute que, aujourd’hui, la priorité en design est plutôt de faire réagir. Plusieurs constructeurs utilisent cette approche pour illustrer la confiance qu’ils ont dans leur marque et dans leurs produits. « On se dira (chez le constructeur) que les gens s’habitueront à notre manière de fonctionner et finiront par aimer nos design. À mon avis, ce n’est pas une bonne façon de vendre un produit aux consommateurs. »

Frank Stephenson m’expliquait que la nouvelle génération de stylistes automobiles n’approche pas le design de la même manière qu’avant. Si, à son époque, le design commençait par une compréhension approfondie des bases en sculpture et en dessin manuel, la nouvelle génération y va plutôt directement vers une approche numérique.
« Il faut comprendre que les stylistes d’aujourd’hui ne font même plus de croquis sur papier. Ils sautent carrément cette étape cruciale. Ils commencent tout le projet dans un logiciel qui leur illustre rapidement un véhicule qui pourrait ressembler à quelque chose de viable. Il n’y a plus de sketching comme durant les années 1980 et 1990 où le styliste ressentait son design grâce au contact intime entre le crayon et le papier. »
Sans vouloir dénigrer les nouvelles technologies, admettant même qu’elles ont ouvert la porte à de nouvelles idées tout en accélérant le processus de design, M. Stephenson croit fermement que la disparition du processus du croquis sur papier retire cette relation chaude et humaine entre le styliste et son œuvre. L’automatisation du design a rendu cette relation très homogène et froide.

« Nous n’avons plus cette sensation que les autos ont été dessinées par des humains. Il n’y a plus rien de sensuel, tout est plutôt très robotique. Il y a des concepts en design que seul le travail manuel peut nous apprendre. »
Ce qui se produit ainsi au fur et à mesure que les stylistes dépendent de l’informatique, c’est qu’il se crée une certaine désensibilisation face aux détails organiques. M. Stephenson m’expliquait que cela crée une génération de stylistes qui se fichent carrément du travail organique, car ils ne l’ont tout simplement jamais appris. « Je le vois constamment quand je rencontre de jeunes stylistes. Aucun d’entre eux n’a des croquis faits à la main. C’est très triste, car ç’a un impact direct sur le design des voitures d’aujourd’hui. »
Frank Stephenson précise que l’industrie a eu son rôle à jouer dans cette nouvelle approche afin de dessiner les véhicules. Les constructeurs tentent par tous les moyens de réduire les coûts de conception et mettent énormément de pression sur les stylistes pour qu’ils accouchent de design rapidement et à faible coût. Il a toutefois terminé en précisant que rien de tout cela ne devrait justifier la présence de voitures laides.

Lorsqu’on l’a interrogé sur sa voiture neuve préférée en matière de design, M. Stephenson nous a dit qu’il adore l’apparence de la Lucid Air et qu’il s’agit de l’un des plus beaux coups de crayon de l’industrie de l’automobile moderne. En revanche, il déteste le Tesla Cybertruck. « Je n’aurais jamais imaginé un jour voir un véhicule aussi laid être mis sur le marché », m’a-t-il confié durant l’entrevue.
Frank Stephenson affirme être en train de mettre sur pied un cours de design qu’il vendra prochainement en ligne. Non seulement ce cours aura-t-il comme objectif de démocratiser le métier pour permettre aux gens à plus faible revenu d’y intégrer, mais il mettra également en valeur l’importance du dessin manuel sur papier tout en renforçant son importance durant le processus de création, même dans un monde numérique.